11 mai 05

La cassette est dans le lecteur, la bande défile. Reiko Azakawa déglutit, les yeux rivés sur l’écran de télévision. Des images un peu brouillées, sans logique. Le film s’arrête et le téléphone sonne : plus que sept jours à vivre. Au fond d’elle-même, elle sait que c’est vrai, que ce n’est ni une plaisanterie, ni une menace en l’air. Elle sait que les quatre adolescents, dont sa propre nièce, qui ont regardé ensemble la cassette vidéo avant elle sont morts. Juste au même moment. Si elle veut survivre, il lui faut comprendre d’où vient cette cassette, le sens de ces images énigmatiques et inquiétantes, de cette malédiction absurde. Il lui reste déjà moins de sept jours.



NB :C’est à partir d’ici qu’il faut impérativement avoir vu le film Ring de Hideo Nakata, qui raconte l’histoire de Sadako. Le scénario étant complexe, il n’y aura pas de récapitulatif. Et je ne voudrais pas vous gâcher le plaisir d’une si belle œuvre.



Pont entre deux rives, image d'un Japon traditionnel et moderne, Ring concentre deux faces culturelles d'un pays schizophrène en un unique objet visuel, parlant à l'inconscient collectif nippon tout en apportant des éléments neufs. Voici la recette du triomphe: s'appuyer sur des codes visuels et narratifs issus de la tradition du film de fantôme, et les confronter à une certaine modernité. Fortement inspiré des Yurei Eiga, genre très prolifique des années 50 mettant en image des pièces du théâtre Kabuki ou Nô, on retrouve dans Ring l'atmosphère des contes chinois. L’histoire de Ring s’articule autour d’un objet très commun : une cassette vidéo. Vicieusement, le contenu de cette vidéo nous est dévoilé suffisamment tôt pour nous impliquer dans la malédiction de Reiko Asakawa, le personnage principal.  A la manière d’une légende urbaine, on se sent immédiatement dans l’ambiance.

Le téléphone va-t-il sonner chez nous ? Allons-nous, nous aussi, être maudits ? N'avons-nous plus que sept jours à vivre ?

Les séquences de cette vidéo sont très riches de sens. On y retrouve des symboles universellement reconnaissables mais aussi des éléments typiquement japonais.

Neuf flashs en noir et blanc, pour mettre en évidence le fantastique, neuf visions particulièrement angoissantes à la limite du malsain, neuf images semblant tiré d'un film d'archives.

La première image justifie le titre du film : un cercle, un anneau de lumière. Une deuxième justification s’impose : ring, la sonnerie du téléphone. Dans un miroir, on voit le reflet d’une femme qui se coiffe dans un geste langoureux exacerbant la féminité. Et ce miroir est un objet hautement symbolique dans le culte Shinto puisqu’il s’agit de l’offrande destinée aux kamis femme, au fantôme. On offrait communément une épée aux hommes. Ainsi les emblèmes du pouvoir adopté par la maison impériale Shinto sont devenus le miroir, le sabre et les bijoux.

La bande vidéo se clôture sur l’image d’un homme au visage recouvert d’un linge. C’est ici le fond de la scène qui est intéressant et qui traduit bien l’ambition de Ring à réunir tradition et modernité. Ce fond est incrusté et il s’agit en fait d’un sample : une ou deux seconde de vidéo en boucle d’une vue de la mer. Avec cette technique d’incrustation et de sample toute contemporaine, se mélange une idée shintoïste ancestrale : l’eau. La mer constitue un élément riche de sens : c’est la demeure principale des kamis, le lieu qu’ils finissent un jour ou l’autre par habiter. Si le cosmos tout entier est le domaine des kamis, ceux que l’humain est appelé à côtoyer habitent plus spécialement la mer. Ils se sentent à l’aise dans un lieu laissé à l’état naturel.

Pour comprendre ce concept, il faut revenir au fondement de la religion shinto avec la légende de la création du monde. Cette mythologie a une résonance shivaïque : de la terre et du ciel naissent toutes les dualités, mâle et femelle, positif négatif, actif passif, vivant mort. Selon la légende, Izanagi et Izanami, frère et sœur, créent donc le monde, les kamis de la mer, des arbres et des montagnes. La création du kami du feu brûle le sexe d’Izanami qui en meurt. Izanagi tue le kami du feu avec un sabre. Il se rend au royaume des ténèbres, le Vomi, pour en ramener sa sœur. Mais son être n’est plus le même, elle est devenue un kami. Pour se purifier d’avoir côtoyé la mort, Izanagi se lave dans une rivière et fait naître les kamis du soleil et de la lune. Cette purification par l’eau est d’autant plus importante lors de la naissance.
Dans Ring, lorsque Sadako est venue au monde, sa mère s’est réfugiée seule dans une grotte inondable sur une plage et a déposé l’enfant sur l’eau. Il s’agissait sans doute d’une tentative de purification de son corps souillé par la fécondation d’un être mystérieux, menant à une tentative d’infanticide. En effet, la superstition veut que les kamis s’offensent de la souillure que représente le sang, les blessures, les menstruations et l’enfantement. Sadako est née dans l’eau et morte dans l’eau. On découvre dans la vidéo et plus tard dans le film, le puits où Sadako est décédée. Et ce puits, où sommeille le fantôme, est un élément important du film, représentant dans les codes classiques l'antre spectral par excellence, celle qui contient l'eau dans laquelle baignent les esprits. En toute logique Shinto, cette jeune fille est donc devenue un kami.

Le culte des esprits de la période Yayoi mit en place une nouvelle croyance : lors de la séparation du ciel et de la terre, il incombait à l’homme de faire la séparation entre la terre et l’eau. Le mélange de la terre et de l’eau, c’est-à-dire la boue, serait un limon pour les esprits maléfiques. L’homme enfonce ainsi des pieux dans la terre, créant un principe mâle et phallique, tandis que l’eau est un principe femelle. La terre féconde alors l’eau. Le puits dans lequel finie Sadako est emplis de boue. Sada signifie chasteté.  Sadako représente l’eau pure, chaste. Ce retour au limon, à la boue, exprime le retour à son père, la terre. 

Le monde dans lequel nous vivons est le royaume des kamis et seules les imperfections de l’humanité et des autres espèces animales permettent à des esprits mauvais d’y pénétrer et l’empêche d’être le paradis qu’il devrait être. C’est donc la société japonaise industriellement et médiatiquement surdéveloppée qui a engendré la colère du kami Sadako.

Un mort ne part pas pour un ailleurs mais reste dans le lieu auquel il est attaché.

Sadako représente l’esthétique traditionnelle du fantôme japonais. Il s’agit souvent d’une femme, parfois défigurée et livide, portant de longs cheveux noirs. Elle est vêtue d’une robe blanche qui, au japon, est la couleur du deuil. Elle s’avance les paumes en dedans, les bras repliés. Il faut noter ici que le dessus des mains représente le yin, c’est-à-dire l’énergie négative. L’attitude de ce fantôme est souvent la même : elle surgit des puits et des forêts dans le but de se venger des êtres responsables de sa mort ou terroriser les personnes au comportement immoral.

Cette représentation du fantôme se retrouve dans le théâtre traditionnel japonais Kabuki et plus anciennement dans le No. Le kwaidan, c’est son nom de scène, flotte parfois au-dessus du sol. Dans Ring, les différentes actrices qui jouent le rôle de Sadako et notamment celle qui exécute la marche si dérangeante du personnage, ont une grande expérience de l’art du théâtre japonais. On comprend alors pourquoi Sadako adopte une attitude si théâtrale. Transposée dans notre société actuelle, Sadako a l’allure d’une sorte de croque-mitaine moderne.

Au-delà des rites traditionnels de coexistence entre deux mondes, les morts et les vivants, Ring confronte deux faces du Japon: le Japon urbanisé de Asakawa à celui, rural, de Sadako. Lorsque les fantômes s'échappent de l'un pour conquérir l'autre, c'est aussi l'histoire d'un Japon ancré dans ses racines qui est conté, l'histoire d'une modernité qui ne s'affranchit pas du passé.

Il faut reconnaître là l'intelligence du propos : dans notre monde surmédiatisé, il existe de semblables virus vidéos qui contaminent et polluent notre univers culturel. Le pouvoir est à la rumeur et à la désinformation. Inconsciemment je pense ici aux snuff-movies, à l'impact qu'aurait un virus vidéo diffusé à la vitesse d'internet. Nakata prend l'ambition au pied de la lettre: l'image, plus que simple catalyseur de frayeur, devient l'image qui tue, le film d'horreur ultime où la pellicule elle-même est véhicule de la mort. C'est de l'écran de télévision que sort le démon, c'est par le regard que la vie s'achève.

La croyance du Shinto veut qu’un mort devienne potentiellement un kami et habite temporairement dans un objet en séjournant dans une enveloppe matérielle, le shintai. Sadako a choisi un écran de télévision, choix que l’on comprend dans Ring Rasen, que je vous conseil de voir avant de lire ce qui suit, puisque son père l’avait tenue recluse dans un grenier durant plusieurs années avec pour seule compagnie une télévision. Le fantôme devient alors high-tech: la malédiction se diffuse via la télévision, le magnétoscope, le développement photographique et le téléphone, des outils modernes utilisés comme paradoxes de la figure traditionnelle du fantôme. On peut voir ici un écho, à l’œuvre de David Cronenberg Vidéodrome réalisé en 1982. C’est la même psychose d’un monde détruit par une entité malfaisante domiciliée dans le poste de télé, une sorte de virus mortel que l’on contracte en regardant une vidéo.  Et voici ce qui peut le plus effrayer les masses urbaines aujourd'hui : la contamination, sans aucun doute (le roman original faisant dans cette optique référence au sida). Comment toucher le plus massivement possible les foules? Par la télévision, puisque chacun en a une chez soi. L'équation est d'une logique implacable, et parfaitement naturelle: l'horreur chez Nakata provient du quotidien, ici la télévision ou le téléphone, objet le plus banal qui soit, devient extraordinaire par son pouvoir maléfique. Ainsi, de la perte de repère et dans le passage du mal naît la paranoïa.

Mais ne né pas l’horreur: pas une goutte de sang, pas une once de gratuité. Tout ici semble parfaitement maîtrisé, autant dans sa forme que dans son fond. Mais la maîtrise n'étouffe pas les surprises ni le mystère.

Mais qu'est ce qui fait au juste le succès d'un tel film ?

Tout d'abord l'ambiance hautement malsaine et oppressante, qui joue entièrement sur le mystère et les non-dits. On croit tout savoir depuis le début et pourtant Ring a le pouvoir d'amener le spectateur toujours plus loin dans la surprise et les tréfonds sombres (comme un puits) de l'occulte japonais. Les personnages, au même titre que le spectateur, sont comme radioguidés, magnétisés dirons-nous pour coller à l'essence du film, vers la solution de l'énigme. Et pourtant le mystère est pesant, tenace. Hideo Nakata suggère plutôt qu'il n’explique : des images incompréhensibles, presque subliminales, un visage figé, une enfant dont les cheveux hirsutes cachent le visage, une gestuelle dérangeante, un malaise toujours grandissant, la lenteur toute calculée pour que la peur s’insinue lentement dans vos veines jusqu'à l'apothéose de la scène finale. Et le compte à rebours de Reiko Asakawa qui s'égraine prenant fin dans cette superbe métaphore de la vie qu'est la descente au fond du puits.

Film à l'ambiance unique, Ring s'appuie sur un soin du cadre dont le sens devient science. Nakata surencadre ses personnages pour les enfermer dans un espace exigu et étouffant. La profondeur de champs devient alors propice à la paranoïa, Mais l'écran, fenêtre sur notre propre image, devient un passage ouvert sur un autre monde. Le dernier plan du film résume la situation: le ciel, rongé par une progression maléfique, annonce une fatalité incontournable.

Ring est bien un film fantastique mais pas un film d’horreur, tout juste un film d’épouvante. Il adopte nettement un détachement vit à vis de l'horreur visuelle, préférant la suggérer plutôt que la montrer. Des cadavres, il y en a certes, mais qui dégagent une terreur innommable seulement par l'expression terrifiée de leur visage. Il n’y a pas de maquillage abominable ni de sang et il ne peut pas y en avoir : le sang est considéré comme impure dans la religion Shinto et les personnes ayant un contact avec le sang doivent se purifier avec de l’eau sous peine de malédiction.

L'angoisse, Nakata la nourrit au moyen d'une lenteur presque palpable. Une simplicité qui se retrouve jusque dans les personnages, relativement superficiels et parfois bizarrement peu expressifs.
Ring s'attache constamment à l'histoire, même si le script de Takahashi Hiroshi prend un tour un peu différent du roman. Nakata remplace les deux vieux amis de l'Université par un couple séparé et ajoutant ainsi à chaque scène une tension dans les relations entre les deux protagonistes. C’est l’évocation d’un aspect particulier de notre temps, un constat de la dégénérescence du symbole familiale.

L’image qui, sans doute, exprime au mieux le message de Ring, la morale de cette histoire de fantôme, est celle de l’œil de Sadako. Cet être ne daigne ouvrir les yeux que pour juger et exécuter. Son regard tue. Ce personnage étrange, sortant tout droit d’une légende Shinto, se présente devant la société contemporaine et la juge. Le passé a mit en route le processus de contamination. Quel en sera le résultat ? Un renouveau ou une simple extinction. 

Hideo Nakata réalise avec Ring un hommage à sa culture en puisant dans l’art pictural japonais. Il accomplit un véritable exercice de style en épousant la mise en scène d’un film fantomatique classique. Ring offre à notre regard une imprégnation, une acceptation d’un monde dans l’autre plutôt que l’écrasement d’un univers sous l’autre. Ce récit déroutant confronte le kami à une société neuve, à une modernité. Le résultat en est la naissance d’une contamination mondiale, une peur que l’on ne peut oublier. Une omniprésence du passé qui revient nous hanter comme un fantôme dans la nuit.