Dégénérescence et déchéance

           

L’individu étant au centre des préoccupations de l’esthétique du glauque, il subit une altération sur plusieurs plan. Le corps fascine les acteurs du glauque par sa capacité à se différencier de la masse humaine par des particularités, souvent jugées trop hâtivement comme des difformités handicapantes. Il n’en est rien. L’univers altéré propose ici encore une échappatoire : dans le glauque, il n’y a pas de réelle malformation mais une singularité de l’apparence.

La société s’embarrasse trop de carcans qui enferment l’identité individuelle dans des à priori, des stéréotypes ou des catégories de genre. L’être foncièrement glauque est un non-genre. Il se caractérise, certes, par son apparence physique synonyme d’une appartenance à une catégorie sociale dont les codes sont, ici, complètement dénaturés. Le corps/sujet de l’univers altéré est donc marqué par une certaine souffrance physique, mais celle ci n’est pas une punition mais une rédemption, un moyen d’accéder à une conscience supérieure de la réalité.

La dégénérescence est un thème sous-jacent à l’idée de la procréation. Le risque de maladie congénitale est une phobie que la mère éprouve à la simple évocation de l’enfantement. L’univers glauque, qui est un No Future dénoncent les abus de notre société de sur-consommation, est un endroit où se développe la dégénérescence dans toute sa splendeur. Les différents progrès scientifiques ont, certes, amélioré les possibilités de traitement et de reconstruction de l’identité physique et sociale mais ces avancés ont aussi leur lot de victime. Les accidents nucléaires, la sur-médication, le repli sur soi due à l’isolation des nouveaux moyens de communication : voici les fléaux qui nous altèrent et nous font basculer dans le déclin de l’humanité.

La scène, certainement d’anthologie, du repas dans la famille de Mary dans Eraserhead de david Lynch fourmille quant à elle d’éléments purement glauques qui présentent l’idée d’une certaine dégénérescence sociale.
Ce foyer n’est constitué que de personnages extrêmes incarnant le malaise. La grand-mère est une sorte de zombie que l’on croirait sortie de la maison de « Massacre à la tronçonneuse ». Elle est inerte quand la mère de Mary lui tient les mains pour qu’elle tourne la salade, comme une handicapée. On lui autorise une cigarette, dernier vestige de comportement humain et social, qu’elle fume avec frénésie, indice qu’elle est effectivement en vie. Le père de Mary est quant à lui un travailleur des classes laborieuses : c’est une caricature de l’ouvrier amère, qui raconte à qui veut l’entendre ses blessures de guerre et sa vie misérable, comme s’il en était fier. La mère, autoritaire et castratrice, ordonne à Henry d’épouser sa fille et d’assumer son rôle, inattendu, de père. Mary est, tout comme Henry, un personnage hors normes. Elle souffre de troubles obsessionnels compulsifs qui la poussent, en situation de stress comme lors du repas familial avec son futur époux, à se frotter frénétiquement le genou en gémissant comme une démente. C’est une réaction que l’on voit chez les autistes, les personnes mentalement déficientes, voir les malades psychiatriques. L’attitude de Mary met mal à l’aise, dérange, car elle est inattendue.
Le repas, tendu et silencieux, se déroule dans une atmosphère dérangeante et obscène. Huit minuscules poulets rôtis, certainement génétiquement modifiés, sont apportés sur la table. Le père de Mary, en bon chef de famille, s’est chargé de la cuisson de ce qu’il semble considérer comme un met délicat à en juger par la précaution qu’il leur accorde. Henry reçoit le privilège de découper la viande, avec le long couteau adéquat, respectant ainsi la tradition du souper dominical.


               

Lynch n'hésite pas à employer dans cette scène des moyens issus du film d'horreur traditionnel pour susciter des chocs émotionnels très puissants chez le spectateur, que ce soit en concoctant des effets de surprise très forts, en jouant sur la bande-son et le montage, ou en recourant à une violence graphique répugnante. Henry s’apprête à trancher le petit corps de l’oiseau quand celui-ci se met à gesticuler comme un jouet mécanique remonté et laisse s’écouler un sang épais et noir. A la vue de cette humeur, la mère entre dans une transe orgasmique qui la fait haleter comme un animal. Elle gémit en tirant la langue, prise d’une possession sauvage qui s’accentue au rythme des gesticulations du poulet. Le malaise est perceptible autour de la table, Mary finit même par s’enfuire, troublée par la honte. Le père se contente de sourire bêtement. Le sang coule de l’arrière-train du volatile en faisant de bruyantes bulles, comme la bouche d’un nourrisson à la vue du biberon. On voit là une démonstration du réflexe de Pavlov : la mère salive devant le poulet miniature sanguinolent, créant ainsi une situation dérangeante et étrange.

La famille est donc ici une entité à l’agonie. Trop de modifications de l’identité physique et sociale ont suscité des troubles comportementaux liés à la folie et la perversion. Car c’est la conscience d’un monde en mutation qui a pervertit l’individu.

Henry et Mary incarnent aussi le couple originel dont le passage à l’acte sexuel a été punit par la procréation d’une créature décadente. Le sentiment de perversité ou même d’inceste se ressent dans la relation qui les unit : l’enfant issu de leur union est né grand prématuré, avec de sévères malformations. En réalité, ce rejeton serait non-viable. Une tête écorchée d’agneau et des organes emmaillotés de façon traditionnelle : voilà le fruit de l’amour (ce bébé/agneau n’est pas sans rappeler l’agneau de Marie dans la bible). Cet enfant indésirable est la raison, la cause, de l’union de Henry et Mary, une union où la communication est quasi-inexistante. Ni l’un, ni l’autre n’est apte à éduquer un enfant, à en prendre soin. Mary a beaucoup de mal à lui donner des cuillerées de bouillie : la nourriture est ici un symbole d’enseignement et de survie. Ce statut de mère impose des devoirs que Mary n’est pas capable d’assumer. Il lui est tellement difficile de gérer le handicap de son enfant qu’elle préfère l’abandonner et quitter le domicile conjugal. Les râles et pleurs de l’agneau sont des sons insistants qui n’ont rien d’humain et agissent sur les personnages comme un procédé de torture mentale. La dépression est le mal qui frappe notre siècle, particulièrement la classe ouvrière plus sensible à la réalité du monde.


               

Les monstruosités générées par les guerres et les sciences font l’objet d’une réelle fascination. L’Histoire nous enseigne que l’Homme est capable d’actes de barbarie sur ses semblables sous couvert de recherches et d’expérimentations scientifiques. La tératogenèse, par exemple, est un thème abordé par Gottfried Helnwein et étudie la genèse et le développement d'un embryon monstrueux et tente de détecter les causes de ses malformations. Cette discipline s'emploie à reproduire les anomalies de l'embryon par divers procédés, à des fins scientifiques. Un tératoïde est un spécimen qui ressemble à un monstre, qui est atteint d'une grave aberration physique ou physiologique.

L’enfant dans la réalité altérée est transfiguré par une anomalie congénitale indiquée par une monstruosité apparente. Cette situation anormale de la chair bascule l’individu dans une condition de misère humaine, de déchéance identitaire.

Gottfried Helnwein, notamment par ses autoportraits et performances, aborde la notion du sous-homme qu’il emprunte à l’idéologie nazie dont il fut le spectateur directe. Il met en scène l’Homme déchu, abandonné par la grandeur de sa nature. Les valeurs propres à la nature humaine comme la beauté, la bonté ou la pureté doivent être détruites. Le but en est de créer non pas un surhomme prônant la grandeur de l’être supérieure par son intelligence selon le principe cher aux national-socialistes, mais un simple sous-homme capable de faire résonner en nous une certaine humilité. « J'aime ce genre de clichés », avoue Helnwein en 1988, « ils sont puissants. Ils retiennent l'attention de ceux que l'art laisse indifférents. » Helnwein présente un être humble et déjà dégradé par ses propres tourments qui ne peut nous laisser totalement indifférent.

Plusieurs artistes contemporains nous rappellent, par leurs œuvres, ce qui nous fait et qui, montré frontalement, est beaucoup moins édulcoré que le simple produit de paires de chromosomes arrangées dans un ordre impeccable, qui nous montrent en somme qu’il n’y a, chez l’homme, jamais rien d’impeccable.

Le corps de l’individu est une matière/outil que l’on façonne allégrement pour le customiser ou lui donner l’apparence qu’il devrait avoir. Et quand toutes ces tentatives d’altération sont arrivées à leur terme, le corps n’a plus qu’à être jeté, recyclé peut-être, ou simplement laissé à l’abandon. La finalité de notre existence est toujours la mort. Sa perception par l’individu, est au centre des préoccupations de tout objet glauque.

Qu’elle soit sujet de fascination, altération de la vie, ou crainte phobique de la réalité, la mort est toujours sublimée par la perception que créait une esthétique glauque.

L’échelle de Jacob met en scène la déchéance de l’individu dans une société impersonnelle et aussi glaciale que le vent qui la ballait. Jacob Singer est hanté par sa propre mort qui n’a d’autre solution que de leurrer ses perceptions pour lui montrer la réalité, l’arracher de l’altération dans laquelle il se complait, ignorant et idiot. Il ne comprend sa situation tragique que lorsqu’un médecin pencher sur son corps lui crache bruyamment ces paroles assassines : « Vous êtes mort, Singer. Vous êtes mort ! ». A chacune de ses absences hallucinatoires, Jacob se réveille à l’hôpital et demande invariablement s’il est mort, ce à quoi on lui répond toujours que ce n’était qu’une forte douleur au dos. A mi-chemin entre l’acceptation de la mort et l’ambiguïté d’une vie futile, le sujet oscille entre rêve et cauchemar et pers les repères douloureux qui séparent la vie de la mort. On peut percevoir ce passage obligé de la prise de conscience de la mort avec l’exemple de ce récit d’Antonin Artaud : « Une petite fille morte dit : Je suis celle qui pouffe dans les poumons de la vivante. Qu’on me sorte de là. Mais morte, mon cadavre fut jeté au fumier, et je me souviens d’y avoir macéré je ne sais combien de jours ou combien d’heures dans l’attente de me réveiller. Car je ne sut pas tout d’abord que j’étais morte : il me fallut me décider à le comprendre pour parvenir à me soulever. »

La mort est donc un changement d’état du corps qui, dans la réalité altérée, permet une régénérescence salvatrice une fois la fatalité acceptée.

Le parcours initiatique dans le glauque semble être le cheminement d’une prophétie, une quête non pas pour l’immortalité mais une conscience supérieure de la mort, donc de la vie. La révélation au bout du chemin a quelque chose de magique.

« La Magie où l’idée du maléfique appelle à elle l’idée de Mort. Cette mort désirée, de la proie ou de l’ennemi, ou combattue, devient la cause essentielle de l’œuvre et ici encore son support. On sait que cette  intention et cette cause furent même sans doute à l’origine de l’art dans les sociétés primitives. […] Dans ce qu’il est convenu d’appeler l’art magique en son acception actuelle, l’idée de mort s’exprime au plan transcendant de l’œuvre, dans la mesure où les liens implicites et secrets peuvent s’imaginer entre cet Art et la Magie primitive, ne serait-ce que l’envoûtement que recherche l’œuvre sur sa victime consentante. »

L’idée de la mort est surmontée par cette notion de magie, par le caractère prophétique du passage à l’état de mort. Et cette catharsis se réalise nécessairement avec une image de la mort elle-même.

Mais cet engouement actuel pour la mort et les fantasmes qui y sont associés semble devenir aujourd’hui une menace pour l’équilibre mental du spectateur. La fascination compulsive de l’image ajoutée au caractère non-éthique des thèmes abordés est un savant mélange pour propulser les pulsions morbides et perverses au dehors de l’individu. L’acceptation de cette mort fantasmatique éveille la satisfaction du voyeurisme. La mort se banalise en réduisant sa forme à un fait divers dont la répétition désamorce la propriété tragique.

La phobie de la mort et sa qualité sacrée transcendée, le glauque exploite le résidu figuratif de la mort, c’est-à-dire le cadavre dégagé de toutes considérations humanistes.
En exaltant volontairement l’expérience de la douleur, de la phobie de cette mort qui nous est pourtant fatale, l’image fige éternellement le questionnement de l’être sur sa condition. « L’idée est que l’art n’est pas un vecteur de salut pour l’homme qui devra, en dépit de toutes ses illusions, mourir ».