Une réalité a-morale

La réalité proposée par l’univers du glauque est amorale, c’est-à-dire exempte de toutes notions de valeurs éthiques et déontologiques, parce qu’elle met en scène les fantasmes et les perversions de l’Homme. Non seulement cette esthétique crée les images de ces scénarii  scabreux, mais elle les sublime par la justesse de son rendu. Le glauque sacralise ce qui est immorale et engendre par ce procédé un phénomène de répulsion et d’acceptation.

« Attention : le contenu de certaines séquences de ce jeu peut paraître violent voir cruel » dit le message d’accueil du jeu vidéo Silent Hill, nous préparant à pénétrer dans une dimension clairement a-moral. 
Le scénario de Silent Hill 3, toujours signé Hiroyuki Owaku,  plonge une fois plus le joueur dans un univers parsemé de doute et d'ambiguïté. Silent Hill 3 arrive en France en 2003, avec un personnage principal féminin pour cette fois : Heather
De la décrépitude naît la beauté : un gros plan sur une texture donnera une œuvre abstraite aux reflets intenses, incompréhensible et pourtant si attirante. Le processus d’abjection est sans cesse remis en cause : nous ne pouvons rejeter totalement ce qui éveille en nous la curiosité, l’attrait. Se met en place l’acceptation, la fascination du sujet. Silent Hill 3 n’érige pas une barrière bien distincte entre ces deux appréhensions de l’imagerie glauque. La solution réside certainement dans l’acceptation : pourquoi ne pas tout simplement accepter que ce que je vois suscite l’intérêt, si ce n’est le plaisir.
Le questionnement est perpétuel, tout au long du jeu. Masahi Tsuboyama, le directeur artistique, a voulu instaurer un visuel morbide, dérangeant mais néanmoins attirant et mystérieux. Tout dans cet univers transpire la folie furieuse, l'horreur et le macabre. Comme Charles Baudelaire a su changer la boue en or avec Les Fleurs du Mal, les concepteurs de Silent Hill ont su créer le beau avec du morbide. Le premier opus fonctionne sur ce principe de l’évolution du concept de la beauté puisqu’il a pour sous-titre  Poetry of the death , la poésie de la mort.

L’idée de la mort comme altération de notre condition attise la perception du glauque comme une réalité a-morale.

Joel Peter Witkin se sert de l’image du cadavre ou de la dégénérescence du corps pour réaliser une œuvre régulièrement controversée par les uns et adulée par les autres. Il est vrai qu’il est impossible de rester indifférent devant une photo de Witkin, soit on aime, soit on exècre. S'il est des artistes dont l’œuvre ne peut laisser indifférent, Joel-Peter Witkin en fait indéniablement partie. L’artiste est connu et reconnu pour ses œuvres choquantes montrant des individus étranges dans des mises en scène à la limite du soutenable. Que de scandales autour de ses photos, tapages dus entre autres aux sujets et aux modèles, Witkin trouva sa voie parmi les monstres, les cadavres, les perversions de tous acabits, le tout mis en scène très habilement et méticuleusement. « Dans ce monde qui a perdu ses repères et qui agonise, certains me prennent pour un sombre fou qui ressasse ses quelques idées. J'ai été comparé à un meurtrier en série visuel par la presse parisienne. Mon seul crime en série est d'écraser mes boîtes de céréales avant de les jeter à la poubelle. » Witkin est conscient du caractère perturbateur de son art. « Je ne suis plus l’observateur impuissant, mais l’objectif qui veut partager l’enfer ».

Philippe Fichot se fait lui aussi le porte-parole de l’altération des valeurs morales envisagée ici comme processus de réflexion sur la condition artistique. « Mon point de vue de départ qui était de catalyser une sorte de réaction face à l’immobilisme et au conformisme s’est transformé en un certain détachement suite à l’exploitation sans âme et sans concept de l’imagerie fetish. Une sorte de perversion des perversions. » L’artiste se doit de réagir et d’envisager une mutation des limites de la morale. Le terrain de jeu du glauque nécessite un espace plus vaste que celui confiné entre le Bien d’un côté et le Mal de l’autre.

Mais l’artiste n’est pas pour autant un être révolté qui refus toute limitation éthique. « Celui qui refuse la morale n’est pas abject, il peut y avoir de la grandeur dans l’amorale. »

L’acteur du glauque poursuit une quête et revendique un renouveau du concept de moralité. L’esthétique du glauque s’envisage alors comme une découverte, une avancée par rapport aux autres modes de représentation proposés jusqu’alors.
La réalité altérée revendique des préceptes fondamentalement hors limites et immoraux. Cette absence d’éthique et de déontologie bouleverse les convictions du spectateur. Ses repères des valeurs morales ne sont plus sûres. Le simple fait qu’il se laisse allé à la contemplation des images glauques le place dans une position de voyeur. Son comportement est alors pervertit. « Nous avons affaire à une mutation qui nous fait passer d’une économie organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition de la jouissance. »  La perversion de l’image glauque est source de fascination et de satisfaction.

Alors que la présentation de la mort, par exemple, devrait nous être pénible, la sublimation de l’objet par l’esthétique du glauque nous fait accepter le sentiment éprouver. « Nous sommes en train de franchir des limites. »


               

Gunther Von Hagens et ses œuvres de plastination repoussent les limites du corps altéré en l’immortalisant. « Il s’agit vraiment de nécrophilie, d’une espèce de nécropsie. Le procédé technique mis au point par notre artiste autorise en toute impunité et pour les meilleurs motifs, dans la convivialité, une jouissance scopique de la mort. Et donc le franchissement de ce qui était hier aussi interdit qu’impossible. » L’abjection de la mort est transcendée par l’acceptation du plaisir sadique. On peut ainsi jouir d’une liberté de perception et d’émotion. « Dans le symptôme, l’abject m’envahit, je le deviens. Par la sublimation, je le tiens. L’abject est bordé de sublime. Ce n’est pas le même moment du parcours, mais c’est le même sujet et le même discours qui les font exister. »

La perte des limites bornées d’une société moraliste libère l’individu de sa culpabilité.
« La pulsion de mort ne disparaît pas pour autant. Freinée, elle se déplace et construit une logique. Si l’abomination est la doublure de mon être symbolique, je suis donc hétérogène, pur et impur, et comme tel toujours potentiellement condamnable. »
« La grande philosophie morale aujourd’hui est que chaque être humain devrait trouver dans son environnement de quoi le satisfaire, pleinement. » L’esthétique du glauque propose des images qu’il n’est plus nécessaire de rejeter. Nous avons aujourd’hui le droit d’éprouver une certaine satisfaction à regarder ce qui est immoral. Mais l’esthétique du glauque ne veut pas éradiquer tout principe d’abjection car son efficacité réside dans la perception de cette notion. « L’abject  est pervers car il n’abandonne ni n’assume un interdit, une règle ou une loi, mais les détourne, fourvoie, corrompt, s’en sert, en use, pour mieux les dénier. »