Idiotie et absurdité

L’idiotie est principalement incarnée par des personnages atypiques qui évoluent dans des univers de non-sens, d’absurdité.

C’est un trait de caractère ou même, dans le glauque, une catégorie sociale récurrente : ces personnages sont issus de milieux travailleurs, ruraux ou industriels, sans ou très peu d’éducation. L’idiotie est un choix (de la part du créateur) d’individualisation extrême, une marginalisation de la position sociale. L’idiot incarne la bassesse humaine : c’est un personnage sans esprit de réflexion, donc imprévisible et, quelque part, incompréhensible. Une fois de plus, ce que l’on ne comprend pas nous fait peur.


               

Henry Spencer, Eraserhead, nous apparaît comme un personnage au physique hors normes. La célèbre coiffure de Jack Nance qui jouait Henry, n’est pas sans rappeler Elsa Lanchester et sa coupe électrifiée dans La fiancée de Frankenstein. Son crâne hydrocéphale semblerait dénoter une intelligence particulièrement développée mais, à l’inverse,  Henry est caractérisé par l’idiotie. C’est un rêveur qui s’évade dans un univers bien plus dans sa tête que dans le radiateur où il apparaît. Il y voit une femme au visage loufoque, comme déformé par des piqûres de guêpes. La jeune femme qu’il voit en rêve dans ce petit théâtre ou elle exécute une chorégraphie ridicule, un sourire grotesque affiché en permanence. Elle n’a aucune raison d’être si ce n’est l’absurdité qu’elle met en scène dans l’œuvre.
Henry est un personnage timide et replié sur lui-même. Il ne semble par s’épanouire, malgré le fait qu’il ne soit plus seul. Mais lui et Mary ne semble pas prêts à assumer leur relation, leur passage à l’age adulte et les inconvénients que cela impose. Ce sont en réalité des enfants. On peut rapprocher ici l’idiotie et l’enfance. Tout comme l’enfant, l’idiot est une page vierge, où l’individu est dans l’attente d’une construction. Dans cette classe moyenne, Henry et Mary sont conscients d’être « idiots », d’occuper ce statut. C’est une échappatoire leur permettant de se préserver, voir de refuser, un monde trop compliqué. C’est un retour à l’essentiel, à la simplicité, à la page vierge.

Notre univers est basé sur un système binaire, manichéen, opposant le Bien et le Mal : l’idiot se situ au centre.   Le Glauque confronte dans son oeuvre l'innocence de la jeunesse à l'absurdité et la laideur d'un monde extérieur adulte.

Le lieu, comme on l’a vu, peut être caractéristique du glauque. Il met en scène l’idiotie parce que les personnages attachés à un lieu en partage l’identité. Ainsi une école contiendra des écoliers, un cimetière contiendra des morts, et un lieu de travail contiendra des travailleurs.
Un autre lieu des plus glauques unit son espace à une figure emblématique. Il s’agit du cirque et de l’inévitable énergumène au nez rouge : le clown. Ce personnage fait partie d’un certain patrimoine culturel, que l’on retrouve dans l’imagerie artistique comme publicitaire, mercantile comme cinématographique. Les différents portraits de clowns dressés çà et là dans la culture universelle stimulent aujourd’hui un intérêt soudain et étrange. On voit aujourd’hui apparaître un phénomène de masse autour du clown, comme on peut le ressentir avec les campagnes anti-clown qui circule sur les blogs et les forums d’internet. On vous demande de continuer une chaîne virtuelle de signatures de pétition pour lutter contre ce personnage fourbe et désagréable. Le clown est soudain détesté.

Je vous renvoi ici au texte « Portrait de clown et question d'identité » ainsi qu'à mes travaux photographiques « Coulrophobia », qui explique les raisons de la présence du clown dans l’esthétique du glauque.

L’absurdité d’un lieu se reflète sur les personnages qui l’habitent mais aussi sur les objets qui le composent et le caractérisent. On pourrait composer une liste des objets emblématiques de l’esthétique glauque d’un lieu sans pour autant parvenir à en élaborer un répertoire complet. La perception d’un objet comme étant glauque dépend de la sensibilité de l’artiste et du spectateur.
Jacob, dans L’échelle de Jacob, rencontre çà et là, jetés négligemment sur le sol et dans des endroits inadaptés, des poussettes ou des fauteuils roulants vides. Ces rencontres, que l’on peut vivre dans toute la saga Silent Hill, caractérisent l’univers altéré. Il n’est pas nécessaire d’approfondir le sujet : trouver une chaise roulante dont la roue tourne encore au détour d’une ruelle brumeuse dans une ville déserte, il y de quoi se sentir mal à l’aise. Les émotions que peuvent provoquer ces objets dans un environnement qui n’est pas le leur en font des éléments typiques de l’esthétique du glauque.
L’élément déclencheur de malaise chez Jacob Singer est le vélo. Cet objet incarne une sorte de phobie, d’objet maudit et signe de mauvais présage. Mais lorsqu’il l’aperçoit dans une salle d’hôpital, renversé au sol, la roue avant encore en mouvement, il le craint parce qu’il le reconnaît. Le vélo évoque en lui un contexte, l’histoire de son fils mort, son vélo percuté par une voiture. Le vélo est alors un phénomène du glauque parce qu’il incarne sensiblement un contexte tragique alors qu’il devrait symboliser une certaine positivité. Comme traditionnellement, le père a offert ce « jouet » à son fils, cadeau qui scelle leurs rapports émotionnels. Ce phénomène émotionnellement chargé est détourné négativement en glauque.

L’idiotie et l’absurdité sont perceptibles dans l’individu, le lieu et l’objet. Mais il impossible de répertorier la totalité de ces éléments déclencheurs de malaise. Il n’est proposé ici qu’un exemple de phénomènes de l’esthétique du glauque.