De l’informe à l’uniforme

La réalité altérée mise en scène par les codes de l’esthétique du glauque se réfère par essence à notre propre réalité. On peut y reconnaître des endroits, des sons et des images. Mais les individus qu’on y rencontre ne sont pas toujours reconnaissables. Certes, les personnages principaux nous ressemblent, et même s’ils sont altérés ou déformés, nous pouvons nous identifier à eux. Parallèlement au développement de ces entités, des figures amorphes et humanoïdes représentent, elles aussi, la figure du pouvoir, celui de nous terrasser.

Les individus représentant le Pouvoir et l’autorité sont là pour fixer des limites au spectateur. Ils incarnent une instance surnaturelle qui dépasse l’entendement et sont  reconnaissables d’une part grâce à leur forme ou leur absence de forme et d’autre part grâce à un uniforme.

Les créatures informes sont un mélange d’éléments anatomiques reconstruit en une masse organique difficilement assimilable. Ils ont subit une altération fondamentale qui à désagrégée leur apparence à un tel point qu’il n’appartiennent plus à aucune espèce. Les monstruosités innommables créées par ce processus d’altération n’ont pas un but réellement effrayant. Nos yeux peuvent rester ouverts à condition que nous nous reconnaissions altérés au moins déjà symboliquement : par le langage. Nous ne sommes pas choqués par l’aberration de ce que nous voyons mais par le message que cela peut signifier.


               

Ces hominidés arborent une apparence assez troublante mais étrangement peu éloignée de la notre. Ce ne sont pas des gargouilles ou des chimères mais bel et bien des êtres humains, ou du moins ils l’étaient jadis. Le malaise éprouvé face aux différentes créatures de Silent Hill réside dans leur étrange ressemblance avec nous-même. Fondues ou fusionnées avec un brancard, une camisole de force ou des bandages, ces créatures n’ont pas d’identité propre. L’individualité n’existe pas mais il existe étrangement des espèces: certaines créatures se déclinent en un groupe plus ou moins important comme les cafards au visage grimaçant. D’autres sont uniques, ce que l’on nomme des Boss dans le jargon des jeux vidéo. Elles ne communiquent pas, ne ressentent rien et ne semble avoir aucun but précis. Elles se contentent d’errer dans la ville et attaquent la seule chose vivante qui passe à leur portée : vous. Ce n’est donc pas une chasse mais une survie. Ces créatures ne vous attaquent que dans le but d’être la seule à survivre. C’est un combat primaire, mais néanmoins naturel. Ces créatures ne sont rien, sans passé, sans identité. Et c’est une fois de plus l’absence qui permet de les qualifier de glauque.
Leur apparence est un surprenant travail à cheval entre l’indistinct et le symbole. Amorphes et affublés de minces signes de reconnaissance, ces êtres semblent à peine extirpés d’un inconscient en ruines, où les structures auraient fondues, laissant voir, dépassant de la masse carbonisée, quelques vestiges symboliques : Des jambes féminines, une tête sans visage. C’est le versant plus violent, plus explosif de la peur : une créature surgit de l’obscurité ou du brouillard, il faut fuir ou l’abattre. Et si vous ne voulez pas vous retrouver face à ces être désarticulés, fondus dans leur propre corps, il faut éteindre la lumière. Pas de lumière, pas de monstre, mais pas de visibilité. Ce jeu terrorise par l’absence.
Les monstres, créatures ou méchants, peu importe leur nom, ont eux aussi été créé dans une optique réaliste. Le mimétisme n’est pas évident mais chaque créature à sa ressemblance et l’explication de son infirmité. Car ce sont des êtres humains infirmes, tout à fait. Une des créatures les plus médiatisée est l’infirmière. Souvent en groupes, les infirmières sont court vêtues, porte un uniforme séré, moisit et souillé de sang et autres substances. Elle dégage sans nul doute une sensualité latente, ce qui ne manque pas de susciter le trouble chez le joueur. Eros et Thanatos se retrouvent ici encore mêlés. Leur peau présente les stigmates de la putréfaction naissante. Leur visage n’a quant à lui rien d’humain puisqu’il semble qu’il ait fusionné avec des bandages en d’épais plis de chair et de cicatrices. Elles sont aveugles, ne perçoivent pas le mouvement mais semblent être sensibles à la lumière directe. Elles incarnent la féminité meurtrie, thème récurant dans les œuvres de l’esthétique du glauque.
La vraisemblance, puisqu’on ne peut parler ici de ressemblance, de ces créatures avec nous provoque bien entendu un trouble, que la déambulation de ces personnages renforce d’autant plus. En leur donnant un physique difforme et une gesticulation étrange ponctuée de tremblements violents, la peur ressentie est encore plus intense car nous sommes susceptibles de nous identifier à eux sans pour autant faire partie de leur espèce.


               

Il est difficile de regarder ces monstres à l’apparence proche de la notre, comme des miroirs déformant horrifiques.

L’image glauque de ces créatures venant d’une réalité altérée est pourtant fascinante, c’est le principe même de l’esthétique du glauque. On ne peut ressentir que de la douleur à voir s’avancer ces créatures. La douleur est un thème lui aussi récurant du glauque. Le personnage de Red Pyramid Thing, appelé aussi Tête de Pyramide, est une créature particulièrement effrayante car elle se contente de déambuler dans les couloirs de la réalité altérée, traînant bruyamment derrière elle un couteau démesuré. C’est l’incarnation même du cauchemar, dont le physique aux angles pointus a été réalisé ainsi pour évoquer la souffrance et la douleur. Tête de Pyramide trouble à plus d’un titre. Son visage est dissimulé sous un énorme casque–pyramide en acier rouillé. L’absence de visage laisse envisager une absence totale de personnalité, d’individualité : ce personnage n’est mué par aucune volonté et ne sert aucune cause.

Comment combattre un ennemi qu’on ne comprend pas ?

Pour le joueur, l’ennemi à combattre ne semble bientôt plus être la créature, le « méchant », mais le héros qu’il dirige, ou bien doit-il se combattre lui-même.
Le personnage de Red Pyramid Thing se caractérise par son uniforme qui oscille entre le boucher et le médecin légiste du début du XIXème siècle. Le costume qu’il porte est composé d’un immense casque d’acier qui prolonge son visage d’une pointe. Dans la catégorie médecine, il est un personnage étrange dont l’identité physique n’est pas transparente : il s’agit de l’homme-oiseau. C’est une chimère alliant humanité et nature sauvage. C’est un personnage au visage dissimulé sous un masque d’oiseau, aux yeux absents et au long bec incisif et carnavalesque. Comme un personnage de la Comedia Dell’Arte, cet être droit et austère porte un costume, se cache sous une apparence intrigante et quelque peu déstabilisante.



Durant la pandémie de peste qui a affecté toute l'Europe entre 1347 et 1350, la médecine était impuissante face à maladie dévastatrice qui se répandait et touchait la population modeste autant que les médecins qui la soignaient. Les autorités conseillent pour se préserver ou diminuer l’infection d’allumer des feux de bois odoriférants dans les chaumières, de faire bouillir l'eau et rôtir les viandes, pratiquer l'abstinence sexuelle et de nombreuses saignées, ou encore administrer des émétiques et des laxatifs, afin d’accélérer l'affaiblissement des malades qui meurent plus rapidement. Ces mesures désespérées ne protégeaient toujours pas les médecins eux-même. Apparu alors l’homme-oiseau, un docteur portant un masque d’oiseau. L’oiseau est l’animal choisi parce que son faciès présente un long bec creux dans lequel étaient placés des sachets d’herbes médicinales et d’épices ayant pour but de purifier l’air respiré et atténuer l’odeur âpre des cadavres.

Le docteur est une figure du pouvoir par excellence. C’est un personnage résolument glauque.


               

Il incarne une figure toute puissante qui a le pouvoir divin de toucher à la nature, la modifier ou l’abuser. Non seulement possède t’il les outils pour altérer notre identité, notre substance, mais il est en plus un surhomme car instruit du savoir de la science. Il possède l’immanence divine que lui concède la connaissance et peut jouir de sa puissance sur le corps placé entre ses mains expertes. En cela, le docteur se place au-dessus de l’être ordinaire. Il a le droit de disposer de la matière humaine comme bon lui semble.
Cette idée nourrit une réelle phobie. La raison pour laquelle ce personnage suscite l’angoisse ou la terreur, est que nous lui accordons notre confiance tout en sachant qu’il a la possibilité d’agir en toute liberté une fois l’anesthésique actif. Cette trahison est une finalité potentielle à la relation de l’homme avec les figures du pouvoir, plus particulièrement de la science.


               

Cette crainte est malheureusement justifiée par l’Histoire de la médecine par des individus déviant, souvent liés au nazisme. Pour des milliers de docteurs positivement importants pour les avancés scientifiques dont nous profitons allégrement, quelques mauvais médecins hantent toujours les mémoires. Josef Mengele, par exemple, était un médecin nazi allemand qui réalisa des expériences particulièrement douloureuses et sadiques sur des prisonniers juifs et participa à la sélection des envois vers les chambres à gaz. Lorsque les trains arrivaient au camp, Mengele était fréquemment présent pour assurer une sélection de ceux qui seraient retenus pour le travail ou des expériences médicales, et ceux qui seraient immédiatement envoyés à la mort. Il avait pour habitude d’exécuter cette besogne en se contentant de désigner les prisonniers du doigt au rythme d’une valse allemande passé sur un tourne disque dans la cour.

Le docteur agissant dans l’univers altéré est donc souvent associé   à l’idéologie nazi et aux expérimentations douteuses.


L’officier nazi représente une haute figure du pouvoir. Son uniforme austère est clairement identifiable par cette croix gammée  qui provoque, à elle seule, l’angoisse et la terreur.
Les premières images des camps nazis allaient mettre en place un nouveau répertoire de l' horreur avec ses clichées et stéréotypes qui seront ensuite abondamment repris pour signifier la gravité des désastres humains qui suivirent comme le Rwanda, la Bosnie, ou la Tchéchènie.

Le nazisme est aussi associé dans l’esthétique du glauque avec  le thème de la féminité.


               

Amanmil, de Chad Michael Ward, en 2006, est un simple portrait d’une jeune femme en sous-vêtements rouge, dans une pose lascive de chanteuse de cabaret. Ward réalise la mise en scène de l'érotisme de la femme au sommet de sa séduction, sublimée dans une atmosphère étrange d’entre-deux guerres, ou d’années folles que l’on ne connaît pas. Elle porte des bas résilles, symbole fétichiste par excellence et qui incarne l’un des plus récurrent fantasme de l’homme. Rien de troublant dans cette image à priori, si ce n’est le fond kaki sale et surtout la casquette d’officier allemand fièrement exhibé sur la tête de cette catin. Sexe et nazisme sont difficilement juxtaposables, excepté dans l’univers de l’esthétique du glauque. Perversion fétichiste, à tendances vaguement gothiques ou néo-nazi, on ne sait d’où provient réellement cette imagerie érotico-nazie.

Parmi les innombrables créatures et personnages qui pervertissent la réalité, il en est qui sont les avatars de la figure du pouvoir. Ils ont la capacité de nous posséder et de nous torturer. Nous les redoutons et sombrons dans l’angoisse phobique et la révulsion à la simple vue de leur uniforme.