L’univers altéré
L’altération est une modification de l'état ou de la qualité d'une chose ou d’une personne, de façon plus ou moins perceptible, sous l'effet d'une émotion vive.
Cette dégradation est effective par rapport à l'état initial ou normal de l’objet ou de l'être humain. C’est une contrefaçon, une falsification et imitation frauduleuse de la réalité qui engendre le trouble et l’agitation du témoin. Tout comme indiqué dans sa définition première, l’altération est une soif insatiable causée par une fièvre due aux tourments mit en scène dans cet univers.
On peut aussi parler d’un « surgissement massif et abrupt d’une étrangeté qui, si elle pue m’être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle maintenant comme radicalement séparée, répugnante. » L’univers présenté sous l’esthétique du glauque réalise un travail de distanciation par rapport au réel, ce qui permet, effectivement, d’en apporter une idée de jugement à défaut d’une compréhension. L’on perçoit alors cette réalité altérée comme impropre, impure, parce qu’elle est caractérisée par l’inversion de la nature originelle des choses, ou du moins victime d’une modification qui va dans ce sens. La nourriture n’est plus consommable ou n’est pas dans nos habitudes ; ce qui est vivant ne l’est plus tout à fait ; ce qui doit être propre est immonde, etc. « La saleté n’est pas une qualité en soi, mais ne s’applique qu’à ce qui se rapporte à une limite et représente, plus particulièrement, l’objet chu de cette limite, son autre côté, une marge. »
Les univers altérés que l’on rencontre aujourd’hui sont des amas d’immondices figuratifs ou symboliques qui ont franchi cette limite.
« Si l’ordure signifie l’autre côté de la limite, où je ne suis pas et qui me permet d’être ; le cadavre, le plus écœurant des déchets, est une limite qui a tout envahi. » L’image glauque doit être envisagée comme une proposition de passage entre deux mondes, une proposition de miroir magique. Ce passage d’une réalité à l’autre implique nécessairement la mort d’une nature propre à un lieu et, peut-être, une renaissance dans un autre. Pour savoir si ce sacrifice s’efface devant la révélation essentielle promise par la réalité altérée, il faut savoir dans quel univers nous allons nous retrouver. Et se poser cette question est déjà un pas fait dans cette direction.
Le jeu vidéo Silent Hill est une représentation du processus permettant de passer de l’image de notre monde à celle de la réalité altérée. « Silent Hill, ce n’est pas une ville avec des bâtiments construits en dur : c’est comme de la chair. Et quand une dimension pivote sur une autre, c’est comme un écorchage. » Visuellement, les décors se déchirent et se désagrégent, laissant apparaître peu à peu l’esthétique d’un autre monde. Mais l’univers dans lequel évoluent les différents personnages du jeu, ou du film, présentent en réalité plusieurs degrés d’altération. Ainsi le statut normal du lieu est déjà altéré à un premier degré pourrait-on dire. Bien que marqué par une rupture visuelle, sonore et scénaristique, le basculement dans la réalité re-doublée se fait à plusieurs pas, presque progressivement. Dans Silent Hill, le joueur est happé dans une dimension autre qui le trouble et suscite un rejet violent de tout ce que cet univers incarne. C’est une réaction naturelle, un réflexe que l’on peut nommer « abjection », qui consiste à repousser les sensations et sentiments provoqués par un élément à l’aspect rebutant. Ce rejet violent est souvent accompagné de dégoût. Le glauque use de ce phénomène réactionnel et lui ajoute la notion ambiguë de beauté ou d’intrigue qui provoque la fascination.
Les décors de cet univers annexe au notre, évoquent des ruines domestiques dans lesquelles nous devons errer inlassablement à la recherche de notre propre route.
Il n’est pas absurde en effet de dire que Silent Hill est en grande partie un jeu d’exploration, malgré la terreur qu’il ne peut manquer d’inspirer et qui invite le joueur et le personnage à aller droit au but, ou à n’aller nulle part. De manière naturelle et sensible, Silent Hill nous donne un véritable monde à regarder, mais il subsiste des choses que l’on ne voit pas. La présentation avant tout visuelle de ce titre propose aussi de soulever le voile sur les concepts ternes, sordides et glauques qui pullulent dans cette œuvre résolument plastique. Le réalisme des décors est bluffant et la barrière entre la réalité du jeu et celle dans laquelle nous évoluons est ici encore plus mince. Pour bouleverser la perception du joueur, les concepteurs graphiques ont apporté une innovation de taille en terme de rendu. Le décor semble aujourd’hui vivant. En effet, le personnage déambule dans des couloirs aux murs saignants, grouillants ou brûlants avec un réalisme fou et des textures mouvantes. Le rendu graphique est donc travaillé avec cette capacité toute particulière à rendre le décor vivant. Il prend une ampleur jusque là jamais atteinte. Les murs se déclinent en masses colorées mouvantes et les sols en juxtapositions de matières grouillantes. Il invite à la contemplation car il déstabilise l’œil en le stimulant d’une étrange façon.
A aucun moment, les lieux ne feront autre chose que de rajouter
des éléments demandant une explication. Et, bien
sûr, aucun discours final et didactique ne viendra supprimer
ces mystères. Ce qui compte, c’est que le joueur soit
mené à découvrir Silent Hill, poussé
à l’explorer, jusqu’à ce qu’il
s’y sente chez lui, ou trouve un répit dans la
déambulation. Et ceci est la brèche virtuelle ouverte
par le jeu et par laquelle tout sera possible. Silent Hill ouvre
l’espace de la conscience qui sépare la
réalité palpable de l’idée d’un
ailleurs altéré et brouillé.
L’univers de Silent Hill propose un échantillon de
lieux répondant aux critères de
l’esthétique du glauque, soit à
l’état réel, soit à l’état
altéré. Il est une distorsion aléatoire ou
presque dans l’univers de Silent Hill, comme un fléau
surnaturel qui s’abat sur la ville. Brutalement le
décor change et avec une vitesse vertigineuse : le
carrelage des murs se brise, le papier peint moisit et
disparaît, le sol se dérobe et ne laisse
apparaître que des grilles de métal
rouillé.
Les lieux de notre vécu quotidien se retrouvent transfigurés par des textures crasseuses, de subtiles aberrations, du sang séché, d'étranges symboles ou des articles de journaux déchirés.
La décrépitude s’installe, le processus de
vieillissement du décor est accéléré.
La ville bascule dans une autre existence en quelques
secondes : la réalité altérée
où les monstres sont dans leur élément,
où le jour n’arrive jamais. Silent Hill est une terre
inconnue où atterrissent ceux que la vérité
préoccupe, poussés par un songe, une voix, un
message.
Silent Hill, traduit littéralement de l’anglais,
signifie « hameau tranquille». C’est une petite
ville comme tant d’autres aux Etats Unis, perdue dans un
univers entre paysannerie et industrie. Le choix d’un lieu
aussi typique se retrouve dans l’esthétique du
glauque.
La campagne incarne l’existence recluse et pauvre dans un univers à la fois clos et trop étendu pour être exploré. Ceux qui vivent là sont automatiquement assimilés à des « idiots », des « bouzeux » quasi-illettrés. Le milieu industriel, quant à lui, est exploité pour son évocation de la servitude, des labeurs contraignantes.
Les milieux paysan et industriel sont liés à l’idée de la condition sociale. Le glauque révèle cette condition par des éléments codifiés comme le lieu et les utilise pour créer, artificiellement, un univers reconnaissable. Avec Henry Spencer dans Ersaerhead de David Lynch, nous pénétrons dans un paysage de friches industrielles. Premier long métrage de David Lynch, ce mélodrame de mœurs exploitant les difficultés des relations humaines, a été tourné en grande partie dans des locaux désaffectés entre 1972 et 1977. Eraserhead est avant tout un film qui vous happe, vous met d'emblée dans un état quasi hypnotique. Au-delà d'une simple distorsion incongrue de la réalité, Lynch conçoit un univers étrange mais cohérent. Eraserhead propose des séquences purement fantastiques, apparemment dénuées de toute logique narrative: crise de folie, rêve, hallucination. Lynch se laisse aller à des assemblages intuitifs et émotionnellement puissants. Il est tentant de les rapprocher de films surréalistes, notamment de « Un chien andalou » de Luis Buñuel en 1929, ou Harpya de Raoul Servais en 1979. Il procède à un travail de distorsion du réel, construit dans son œuvre une réalité parallèle, altérée dans l’espace et le temps. Il distord de façon irréaliste tous les éléments de son film, que ce soit les décors, les sons, les costumes ou le rythme des séquences.
Le milieu industriel offre des objets esthétiquement glauques comme par exemple les machines qui remplacent peu à peu l’homme et présentent un danger à plus d’un titre. Le risque de ce développement démesuré de l’industrie se ressent directement sur l’individu. Son existence cantonnée au travail qui rythme les jours, l’homme fusionne avec lui et la machine. On trouve ainsi dans le glauque des personnages abrutis par leur fonction sociale ou, pire, physiquement assemblés avec des éléments mécaniques, devenus chimère de chaire et d’industrie. La machinerie et les sonorités métalliques et tranchantes qu’elle engendre font donc partie intégrante des composantes permettant de créer un univers glauque. Dans Eraserhead, le travail du son associé au lieu industriel a pour objectif d'impliquer émotionnellement le spectateur, en allant littéralement le chercher avec des basses fréquences appuyant sur le plexus, des bruits répétitifs irritants ou des changements brutaux de niveau sonore, créant un vacarme assourdissant. Des machines aux battements sourds, des vents déments, de la vapeur qui s'échappe du sol, nous situent résolument dans un monde contemporain.
L'ensemble de l’image produit l'impression d'un monde moderne déjà terriblement usé, à bout de souffle. Le lieu de l’action est sombre, visuellement amer et oxydé.
Eraserhead est l'univers d'une construction mentale et non la représentation d'une réalité, c’est un film toxique qui entraîne le spectateur dans une heure et demie de cauchemar éveillé au milieu d’une atmosphère générale qui renvoie au No Future de la génération punk. On découvre un quartier pauvre, ancien lieu industriel, dans « L’échelle de Jacob » de Adrian Lyne. Comme un Harlem glauque, l’espace où déambule Jacob Singer est un village de béton, une cité aussi anonyme que ceux qui y vivent. Le personnage y est esclave et doit composer avec les limites de sa propre réalité. Aussi, il se plie aux conditions mécaniques de déplacement et utilise le métro. C’est un lieu commun par excellence, où s’active quotidiennement la masse des travailleurs soumis au système. Il est ici déserté, les issues cadenassées, et l’on peut lire, à cheval sur deux panneaux de publicité partiellement effacés, « New York may be […] Hell ». Tout comme dans Silent Hill 4, le métro est une construction humaine devenue labyrinthe surnaturel. Bien que ce soit un lieu typiquement contemporain, dans l’univers altéré il a déjà vécu et porte les traces futiles d’un passé de consommation. Les graffiti, journaux et ordures sont les productions et les rejets de l’individu social.
Dans Eraserhead, Henry Spencer vit au milieu de cette zone
industrielle soumise aux caprices du vent, dans un vieux
bâtiment de logements. Pour accéder à la petite
chambre qui lui sert d’appartement dans ce vieil immeuble
presque à l’abandon, Henry emprunte un ascenseur.
Symbole d’ascension social et véhicule
mécanique, l’ascenseur suscite un sentiment
d’impossibilité de maîtrise de la machine,
d’impuissance. Bien entendu, c’est une pièce
close, lieu glauque par essence puisque associé aux peurs
phobiques, comme la claustrophobie. On retrouve l’ascenseur
employé de façon horrifique, dans Shining de Stanley
Kubrick. On se souvient de l’image saisissante de ces flots
de sang qui se déversent des portes entrouvertes.
L’espace vital de Henry se limite à une petite chambre
aux mûrs décrépis et à l’aspect
plus que modeste. David Lynch conçoit lui-même les
éléments du décor, les carrelages et papiers
peints aux motifs répétitifs et obsédants
chers aussi à Tim Burton, les meubles et les
objets/sculptures comme l’étrange monticule de terre
surmonté d’une plante morte, placée sur la
table de nuit de Henry Spencer. L’altération physique
des éléments visuels évolue dans le temps.
Ainsi, de la moisissure se développe sur le couvre-lit,
rendant l’atmosphère infectée. Cependant, la
chambre constitue un cocon personnel, considéré
inviolable. C’est le sanctuaire de l’individu, le lieu
principal de l’action.
La petite chambre d’Henry est une boite ne
présentant qu’une seule issue sur le monde
extérieur : la porte. « L’œuvre
a toujours rayonné à partir de deux forces :
concentration des affects dans le lieu, solitaire, de la
chambre ; explosion des fantasmes, désirs et hantises,
dans un monde rendu à l’espace intérieur. La
chambre est le cœur. »
La position même du spectateur d’une pièce glauque est celle du voyeur, impuissant et passif.
Le sous-sol, la cave ou le bunker sont des lieux,
évidemment, glauques parce qu’ils sont associés
aux cauchemars, aux monstres et autre Croque-mitaine. Rubber
Johnny est un jeune
garçon handicapé qui vit enfermé dans un
sous-sol.
« Le court-métrage décrit l'existence
solitaire d'un mutant de 16 ans résultat de trop de
consanguinité. Il est enfermé par ses parents honteux
dans un sous-sol plongé dans l'obscurité. Ces
derniers sont des beaufs accros à la télé qui
nourrissent Johnny occasionnellement et lui crient de faire moins
de bruit. La seule compagnie de Johnny dans son sous-sol est son
petit chien. Le Q.I. du chien de Johnny est bien supérieur
au sien : Johnny est complètement malade et
bipolaire ». Ici, l’atmosphère du vidéaste
évolue entre froideur industrielle et paysages urbains
suffocants : les teintes grises, urbaines, de l’image
sont oppressantes. Son univers semble appartenir à un
siècle qui n'est pas vraiment le nôtre: les âmes
qui le peuplent sont faites de chair ou de métal, mais sont
toujours prêtes à se briser ou se
métamorphoser. La lumière blanche des néons
clignotants éclaire la scène par des flashs ne
laissant qu’entrevoir la nature des lieux.
Cunningham par ses choix de réalisation évite de
peu l’écueil de voyeurisme putride, suffisamment pour
figer le sourire simiesque des amateurs d’expériences
visuelles hors normes. Rubber Johnny se démarque de la
perversion par sa dérision, son second degré qui
allége quelque peu le sujet.
Les lieux associés à la vie des personnages de l’univers glauque sont aussi déserts à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le dehors correspond au danger, c’est un lieu hostile. Le dedans est un antre sécuritaire, mais l’altération s’infiltre partout car chaque lieu est potentiellement propice au cauchemar.
A mi-chemin entre lieu de vie et friche commerciale, les lieux communs comme l’hôtel, le restaurant ou la boutique sont des espaces désincarnés qui troublent les sens et les perceptions, créant un nouvel univers étrange. Un objet seul peut aussi signifier sa provenance, ce qu’il représente.
Parmi les lieux particulièrement adaptés à l’esthétique du glauque, il en est un incontournable : l’hôpital.
Les types de lieux utilisés pour créer un espace glauque sont toujours liés à de véritables phobies ou cauchemars redondant au sein de la population contemporaine.
Ils incarnent précisément le cauchemar et sont, dans certain cas, considérés comme glauques avant même que toute altération esthétique ne leur soit apportée. D’autres lieux comme la fête foraine ou l’école par exemple sont particulièrement propices à la mise en scène d’une altération de la réalité parce qu’ils symbolisent précisément l’inverse de la peur. Une école doit être un lieu convivial auquel on repense avec nostalgie. La fête foraine conjugue joie d’enfant et plaisirs des sens et n’inspire pas crainte et dégoût. A l’inverse, la prison est un lieu glauque par nature, avec ou sans altération, et l’on comprend pourquoi. Qui aimerait passer une seule nuit dans une prison, désaffectée ou active ?